par Nathalie Ménard
Que réservent les élections présidentielles américaines, le 5 novembre prochain, pour le Canada? Pour l’aluminium du Québec? Et la Chine dans tout cela?
Titulaire de la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques, directeur de l’Observatoire sur les États-Unis et directeur/fondateur de l’Observatoire des conflits multidimensionnels et professeur au Département de science politique de l’Université du Québec à Montréal, Frédérick Gagnon a récemment publié un ouvrage collectif qu’il a codirigé, L’Amérique d’abord, le Canada ensuite. Les relations canado-américaines de Donald Trump à Joe Biden aux éditions Les Presses de l’Université de Montréal. Lors de son entretien avec AL13, il a partagé avec nous une leçon sur la politique américaine, ses effets sur le Canada et les impacts que produiraient l’élection de l’un ou l’autre des candidats en présence.
« Honnêtement, je ne sais pas qui va gagner cette élection. Habituellement à ce stade-ci de la campagne, je suis capable de dire dans quelle direction le vent va souffler, quelles sont les probabilités de victoire de l’un ou de l’autre. Dans le cas présent, cela peut aller d’un côté comme de l’autre ».
Un peu à l’image d’un vieux couple, le Canada et son voisin américain ont fort longtemps eu l’une des relations les plus cordiales au monde. J’emprunte donc ici au volume de Frédérick Gagnon une citation de John F. Kennedy qui illustre très bien les relations canado-américaines :
« La géographie a fait de nous des voisins. L’histoire a fait de nous des amis. L’économie a fait de nous des partenaires. Et la nécessité a fait de nous des alliés ».
Des partenaires commerciaux certes, mais dont la relation souffre depuis un moment déjà d’une géométrie plus que variable : l’économie américaine est 12 fois plus importante que celle du Canada qui échange pourtant avec les États-Unis un montant annuel qui équivaut à plus de 75 % de son commerce international, alors que chez nos voisins du Sud, le commerce avec le Canada représente moins de 18 % de ses échanges annuels. Il n’est pas difficile de voir naître quelques irritants des deux côtés de la frontière.
Peu importe les allégeances soutenues, peu importe les positions défendues, Républicains et Démocrates logent, finalement, à la même enseigne quand vient le temps de défendre les intérêts des Américains.
Peu importe qui sera au pouvoir, après l’élection du 5 novembre parce que All Politics Is Local. La prochaine présidence américaine sera protectionniste afin de préserver son économie contre la Chine. On voudra d’abord servir les siens et les protéger. L’arrivée de Donald Trump dans l’arène politique en 2016 provoque un tournant dans les relations Canada-États-Unis.
Au même titre que l’ennemi juré qu’est la Chine, le Canada s’est parfois vu imposer des tarifs douaniers, entre autres, sur l’aluminium canadien. La distinction entre les rivaux économiques et les alliés traditionnels n’existent pas autant pour Trump que pour ses prédécesseurs. Durant son premier mandat à la Maison-Blanche, Trump n’hésite pas à déplaire aux alliés si cela permet de rapporter de bons emplois sur le sol américain. Une guerre commerciale s’amorce contre la Chine, avec des tarifs douaniers sur toute sorte d’exportations chinoises à destination des États-Unis. « Le discours protectionniste a ainsi gagné en importance », d’affirmer Frédérick Gagnon.
Ce dernier poursuit en précisant que « La mondialisation économique, au cours des dernières décennies, a fait en sorte que certaines communautés américaines se sont senties lésées avec des accords de commerces comme l’ALENA. Ceux-ci ont engendré des effets sur l’économie américaine. Il y a eu la délocalisation de certaines activités, dans le secteur de l’automobile vers le Mexique. Cela a eu des effets sur des familles américaines, les salaires de certains travailleurs. Et dans la Rust Belt, une région qui comprend plusieurs États clés (le Michigan, la Pennsylvanie et le Wisconsin, entre autres), Trump, par sa méthode directe, touche une corde sensible auprès des « travailleurs à la boîte à lunch » de la classe ouvrière qui avaient subi des pertes occasionnées par les accords commerciaux conclus auparavant. Il les convainc de l’Amérique d’abord.
Lorsque les Démocrates reprennent la Maison-Blanche en 2020, le protectionnisme américain se maintient. Ce sont toutefois les approches et les méthodes qui changent. Frédérick Gagnon explique que « plutôt que d’imposer des tarifs douaniers aux alliés comme le faisait Trump, le président Biden a convaincu le Congrès des États-Unis d’adopter des lois et des budgets massifs pour de grands réinvestissements gouvernementaux fédéraux dans divers secteurs d’activités de l’économie américaine où les démocrates souhaitent attirer les investissements privés pour accélérer le développement et l’ouverture de nouvelles usines dans des secteurs de pointe aux États-Unis et pas ailleurs dans le monde. On pense ici aux véhicules électriques, aux batteries, aux semi-conducteurs, à l’éolien, etc. Ce n’est pas une stratégie offensive contre le Canada, mais ce sont des mesures de politiques industrielles qui font en sorte qu’on veut aller très vite et que les investissements dans ces secteurs vont aller en sol américain plutôt qu’ailleurs, en Europe et au Canada. Aussi, s’appuyant sur les mesures Buy America et Buy American, Biden souhaite que les contrats prévus pour ses projets de relance économique aillent à des entreprises américaines. Biden veut ainsi protéger les emplois américains en limitant l’accès aux contrats à des entreprises venant d’ailleurs, comme les entreprises canadiennes. Le protectionnisme se manifeste d’une autre manière ».
Une victoire de Kamala Harris serait, en quelque sorte, la continuité de Biden, bien qu’elle dise représenter une nouvelle génération de leaders. Au cours de la présente campagne présidentielle, elle tient le même discours que son opposant, en promettant de générer de bons emplois en sol américain.
De leur côté, les États du Midwest exigent des deux partis des mesures protectionnistes afin de protéger des industries bien particulières comme l’acier pour la Pennsylvanie, l’industrie automobile pour le Michigan et les fermes dans le secteur agroalimentaire pour le Wisconsin. D’où de nouvelles demandes américaines à venir dans le dossier de la gestion de l’offre dans le secteur agroalimentaire au Canada, un enjeu prioritaire pour les É.-U., peu importe les résultats de l’élection présidentielle.
Selon Frédérick Gagnon, dans l’éventualité où Donald Trump soit réélu, il pourrait, s’il tient promesse, imposer d’autres droits de douane encore plus importants à l’égard de la Chine, de même qu’au Canada, sur toutes les exportations du monde à destination des États-Unis. Cependant, dans un tel cas, cela pourrait aussi impacter l’économie américaine qui en paierait le prix. À titre d’exemple, on pense aux entreprises de l’industrie de la bière qui ont subi, pendant le premier mandat de Donald Trump, des augmentations de prix pour l’achat de l’aluminium servant à la fabrication des cannettes, affectant ainsi les coûts de production. C’est un pensez-y-bien. Mieux vaut, pour les Américains, avoir de bonnes relations avec le principal producteur d’aluminium en Amérique du Nord, de pouvoir s’approvisionner chez lui plutôt que dans des pays ou régions à risque comme la Chine.
La question du protectionnisme américain n’est pas unique au candidat républicain. La candidate démocrate n’a pas le choix de faire de même. Les deux s’adressent aux mêmes travailleurs afin de répondre à leurs attentes et de leur promettre de bons emplois. La recette démocrate est différente. Les droits de douane sont utilisés dans la concurrence contre la Chine, mais pour Kamala Harris, ces mesures sont moins souhaitables contre les alliés, comme le pense Trump. Dans un cas comme dans l’autre, les résultats des élections présidentielles américaines pourraient amener la révision de l’ACEUM en 2026 et impacter le Canada.
Bref, tout est dans la manière…
Les deux partis cherchent à ralentir l’escalade chinoise. Les candidats démocrates et les républicains se disent très préoccupés par la concurrence exercée par la Chine. Sa montée économique est fulgurante et elle se développe rapidement parce qu’elle n’a pas les mêmes contraintes ou règles à respecter que dans nos démocraties, sur les plans politique, institutionnel ou environnemental. C’est un défi pour les États-Unis, le Canada et le Québec que de voir la Chine inonder les marchés dans toutes sortes de secteurs, dont celui de l’aluminium. La plupart des démocrates et des républicains estiment que la Chine est une menace et qu’il faut ralentir sa montée, réduire la dépendance américaine envers cette dernière, dans des secteurs qui sont jugés critiques, névralgiques et essentiels pour cette économie et pour la sécurité nationale américaine.
La pandémie de Covid-19 a fait réaliser à plusieurs que les États-Unis étaient beaucoup trop dépendants de la Chine dans toute sorte de secteurs. Dans une telle situation, Frédérick Gagnon observe que les Américains sont parfois prêts à mettre le protectionnisme à notre égard sur pause, dans la mesure où le Canada et le Québec démontrent qu’ils peuvent être essentiels aux Américains. Ce qu’il faut, c’est de trouver les moyens pour y arriver.
« On est à une ère où le protectionnisme est en vogue partout dans le monde. Les partenaires du Canada et du Québec sont dans ce jeu et c’est comme ça dans toutes les démocraties occidentales. Tout le monde veut de bons emplois, du nationalisme économique. Il faut que, de part et d’autre, on trouve les moyens pour conserver ces acquis ».
Dans le contexte, le Canada est très dépendant de l’Oncle Sam. « La géographie fait en sorte qu’on n’a pas vraiment le choix de faire affaire avec notre voisin américain. Il y a aussi des contraintes culturelles même si on veut diversifier nos exportations dans le monde. Faire affaire en Chine, ce n’est pas aussi simple que de faire affaire en sol américain. Il y a des codes communs entre les deux. Évidemment, le Canada est très lié avec les É.-U., car la majorité de ses exportations s’en vont là.
La moindre décision politique américaine peut ainsi avoir des répercussions sur le Canada, sur des régions en particulier si on pense, entre autres à l’aluminium.
Un récent article rappelait d’ailleurs que plus de 70 % des exportations du Québec s’en vont du côté américain. 400 000 emplois au Québec dépendent de nos relations avec les Américains. Plus de 12 000 entreprises québécoises brassent des affaires avec le voisin américain[1]. Donc, on est lié à ce pays et l’enjeu prioritaire pour les Américains en politique étrangère, c’est la concurrence avec la Chine. Les Américains espèrent que les alliés vont suivre. En fait, ils demandent que les alliés, dont le Canada fait partie, suivent »; ce qui a été récemment fait lorsque le Canada a annoncé une surtaxe de 25 % sur les importations d’acier et d’aluminium en provenance de la Chine.
Le titulaire de la Chaire Raoul-Dandurand soutient que « le protectionnisme américain tombe quand le Canada et le Québec sont capables de convaincre leurs alliés américains qu’ils ont absolument besoin du Canada et du Québec dans des secteurs qu’ils jugent essentiels à la concurrence avec la Chine, qu’ils peuvent aussi être utiles au voisin du sud dans l’atteinte de son objectif ultime visant à mieux rivaliser avec le géant chinois ». À ce sujet, Frédérick Gagnon fait référence à un rapport sur les chaînes d’approvisionnement névralgiques et critiques qui sont essentielles à la sécurité économique américaine, rendu public en 2021, par l’administration Biden – Building Resilient Supply Chains, Revitalizing American Manufacturing, and Fostering Broad-Based Growth. Dans ce rapport, le Canada occupe une place importante. En effet, ses minéraux critiques et l’aluminium y sont identifiés comme prioritaires. Donc, peu importe qui prendra le pouvoir le 5 novembre prochain, les droits de douane à l’encontre de la Chine font maintenant l’unanimité parmi les alliés qui se sont alignés sur les Américains. Le Canada démontre, dans un environnement où il y a beaucoup de protectionnisme, qu’il pourrait être épargné par les impacts causés par celui-ci, grâce entre autres à la diplomatie.
Le Canada a de grands défis dans sa relation avec son voisin américain. Ils sont beaucoup plus grands que ce qu’on a vu dans les décennies précédentes. Selon Frédérick Gagnon, « on ne peut plus autant tenir cette relation pour acquise qu’avant. Il y a moins de certitudes. Les intérêts américains sont redevenus prioritaires avec un grand P. La politique américaine se résume encore plus maintenant à l’idée que les élus américains doivent servir leurs concitoyens avant tout (All Politics Is Local). Les élus ont à cœur, et c’est encore plus vrai maintenant, les intérêts de leurs travailleurs, et notamment ceux qui habitent les communautés et les États essentiels pour garder le pouvoir (la Rust Belt américaine notamment pour ce qui est des élections présidentielles américaines). Ce qui aide le Canada, c’est que le système américain est un système très décentralisé. Il y a d’autres acteurs dans ce système qui peuvent influencer la présidence dans l’application de certaines mesures et ce jeu d’influences, qui se fait au ras des pâquerettes, est particulièrement essentiel dans un contexte de protectionnisme et ce, peu importe les résultats de la prochaine élection ».
Une dernière citation sur le voisinage, cette fois par l’ancien premier ministre canadien Pierre Elliott Trudeau :
« Être votre voisin, c’est comme dormir avec un éléphant. Quelque douce et placide que soit la bête, on subit chacun de ses mouvements et de ses grognements ».
Peut-on dire que c’est la base même des relations entre le Canada et les États-Unis?
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RÉFÉRENCES
[1] Frédéric Lacroix-Couture, « Les délégations du Québec prêtes « à tous les scénarios » », La Presse, 20 octobre 2024 : https://www.lapresse.ca/actualites/politique/2024-10-20/election-presidentielle-des-etats-unis/les-delegations-du-quebec-pretes-a-tous-les-scenarios.php