par Guy Bordeleau, ing., M. Sc.
Depuis les origines, l’histoire de l’humanité est jalonnée par la maîtrise d’outils qui amplifient la force et les capacités de l’être humain. Nos ancêtres primates ont franchi une étape décisive lorsqu’ils ont compris qu’un bâton ou un os pouvait prolonger leur bras, décupler leur puissance et transformer un geste naturel en une arme de chasse ou même un instrument de domination. Ce basculement marque le point de départ d’une trajectoire évolutive où chaque innovation technologique devient une extension du corps et de l’esprit humain.

Stanley Kubrick illustre magistralement cette idée dans son film 2001 : L’Odyssée de l’espace : une scène culte montre un primate découvrant l’usage d’un os pour frapper une carcasse, symbole de l’entrée de l’humanité dans l’ère de la technique. Cet os projeté dans le ciel se métamorphose, par un saut narratif, en vaisseau spatial, rappelant que chaque progrès technologique ouvre la voie à un nouvel horizon.
Aujourd’hui, l’intelligence artificielle (IA) occupe une place similaire dans cette évolution. Elle est notre « nouveau bâton », un prolongement de nos capacités cognitives et décisionnelles, à la fois outil d’amplification et de transformation. Toutefois, comme pour chaque jalon de cette progression, son usage comporte autant de promesses que de risques. L’IA peut servir à innover, à optimiser, à protéger, mais elle peut aussi dériver si elle est utilisée sans gouvernail ni conscience des dangers.
L’IA et l’innovation industrielle : vers une production intelligente et durable
Dans le secteur industriel, l’IA est désormais un pivot stratégique. Elle permet d’optimiser la gestion des ressources, d’améliorer la qualité des produits et d’anticiper les défaillances techniques. Grâce à la collecte massive de données en temps réel, issue des capteurs et des systèmes connectés, les entreprises peuvent modéliser leurs processus et réduire les incertitudes.
Ce changement s’inscrit dans la dynamique de l’industrie 5.0, qui se distingue par la transition d’une production de masse standardisée vers une production flexible et personnalisée. L’IA y joue un rôle déterminant, car elle rend possible la fabrication sur mesure à moindre coût tout en préservant les standards industriels de qualité et de productivité. Elle devient ainsi une clé de compétitivité pour répondre à une demande toujours plus variée et changeante.
Néanmoins, cette efficacité technique ne doit pas masquer les enjeux plus larges : la dépendance croissante aux données, la fragilité des chaînes numériques et les défis de durabilité. Ce qui est en jeu n’est pas seulement l’optimisation des coûts, mais la transformation profonde des modèles de production et de gouvernance.
La révolution des jumeaux numériques et la gestion prédictive
L’une des applications les plus prometteuses de l’IA réside dans les jumeaux numériques, qui répliquent virtuellement une ligne de production ou un système industriel complet. Ces modèles permettent de simuler différents scénarios, de tester la résilience d’un processus et surtout d’anticiper les défaillances avant qu’elles ne surviennent.
L’impact sur la maintenance est considérable. On passe d’une logique corrective ou préventive à une logique prédictive, où l’on peut intervenir en amont, éviter des interruptions coûteuses et prolonger la durée de vie des équipements. De plus, l’usage de la réalité virtuelle et de la réalité augmentée offre de nouvelles possibilités de formation immersive pour les opérateurs, leur permettant d’acquérir des compétences en automaintenance et en diagnostic.
Cependant, ces avancées technologiques accroissent également la complexité des systèmes. Une infrastructure plus interconnectée devient mécaniquement plus vulnérable aux erreurs humaines, aux cyberattaques ou aux biais intégrés dans les algorithmes. Ainsi, le défi pour les entreprises n’est pas seulement d’adopter ces technologies, mais d’en assurer la gouvernance, la sécurité et la fiabilité.
L’humain dans l’industrie 5.0 : de la subordination à la coopération
L’étape suivante, celle de l’industrie 5.0, cherche à replacer l’humain au centre du dispositif technologique. Les révolutions industrielles ont toujours transformé le rapport entre l’homme et la machine. Dans le taylorisme et le fordisme, l’ouvrier était « sous » la machine, contraint par la cadence des chaînes automatisées. Avec l’automatisation des années 1980-1990, il est devenu superviseur, « au-dessus » de la machine, contrôlant à distance les systèmes programmés.
Aujourd’hui, avec l’IA et les technologies collaboratives, l’humain travaille « avec » la machine. Les structures d’autorité deviennent plus fluides, et l’on parle désormais de Human-Autonomy Teaming (HAT), où l’IA n’est pas un simple outil, mais un coéquipier. Elle peut apprendre, analyser des environnements complexes et assister l’humain dans la prise de décision.
Ce changement ouvre des perspectives stimulantes, mais il soulève aussi des défis fondamentaux. La confiance accordée aux systèmes autonomes doit être calibrée : trop faible, elle limite leur utilité ; trop élevée, elle entraîne une délégation excessive de la responsabilité. Le véritable enjeu est donc de préserver un équilibre où la machine augmente les capacités humaines sans les remplacer ni les aliéner.
Réguler l’IA : une approche fondée sur les risques
L’ampleur des changements induits par l’IA appelle une régulation à la hauteur des enjeux. Le règlement européen sur l’intelligence artificielle (AI Act)[1] s’inscrit dans cette logique, en proposant une approche différenciée selon les niveaux de risque. Les systèmes à faible risque bénéficient d’un encadrement souple, tandis que les systèmes jugés à haut risque, comme ceux utilisés dans la santé, la sécurité ou la justice, sont soumis à des obligations strictes de transparence, de contrôle et de responsabilité.
Cette régulation ne vise pas à freiner l’innovation, mais à concilier compétitivité et sécurité. Elle incite les entreprises à mettre en place des mécanismes de gouvernance interne, à auditer régulièrement leurs systèmes et à assumer les conséquences juridiques de l’usage de l’IA. Elle rappelle que les technologies ne sont jamais neutres et que leur intégration doit se faire dans le respect de principes éthiques et démocratiques.
| [1] AI Act : Premier cadre législatif mondial visant à encadrer le développement, la mise sur le marché et l’utilisation des systèmes d’IA. Adopté le 13 juin 2024 et entré en vigueur le 1er août 2024. |
Les risques de l’industrie 5.0 : une complexité accrue
L’intégration des technologies numériques dans l’industrie a ouvert de nouvelles perspectives, mais aussi multiplié les risques. Les chaînes d’approvisionnement globalisées, l’interconnexion des systèmes cyber-physiques et l’usage massif de données créent un environnement riche en opportunités, mais aussi vulnérable aux cyberattaques, aux pannes systémiques et aux biais algorithmiques.
Les méthodes classiques de gestion des risques, comme l’AMDEC[2] ou les approches multicritères, apparaissent désormais insuffisantes pour faire face à cette complexité. De nouvelles approches doivent être développées, combinant intelligence artificielle, analyse prédictive et cadres théoriques intégrés. Elles doivent inclure non seulement les dimensions économiques, mais aussi sociales et environnementales, afin de garantir une transition durable et équilibrée vers l’industrie du futur.
| [2] AMDEC : Analyse des Modes de Défaillance, de leurs Effets et de leur Criticité. Cette méthode systématique d’analyse des risques qui identifie les défaillances potentielles d’un système, d’un produit ou d’un processus, évalue les causes et les conséquences de ces défaillances, et détermine leur criticité pour prioriser les actions correctives ou préventives. |
Conclusion
De l’os brandi par un primate dans les plaines préhistoriques au réseau neuronal artificiel déployé dans une multinationale, l’histoire de l’humanité peut être lue comme une succession d’outils qui prolongent et amplifient nos capacités. L’intelligence artificielle s’inscrit dans cette lignée : elle est notre nouveau bâton, un instrument qui peut faire avancer l’humanité vers de nouveaux sommets, mais qui peut aussi devenir un obstacle majeur si son usage n’est pas encadré.
L’IA est indéniablement un levier de croissance et d’innovation pour les entreprises, mais elle exige une gouvernance responsable. Son adoption doit s’accompagner d’une réflexion stratégique, d’une gestion proactive des risques et d’une solide expertise académique. Les professionnels doivent être formés, non seulement pour manier ces technologies, mais pour en comprendre les limites, les biais et les dangers.
En somme, l’IA ne doit pas être adoptée de manière aveugle et sans gouvernail. Loin d’éclipser la responsabilité humaine, elle la rend plus nécessaire que jamais. C’est en conjuguant rigueur, éthique et vision que la dynamique homme-machine pourra se déployer dans les conditions les plus objectives et les plus durables possibles.
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AUTEUR :
Guy Bordeleau, ing., M. Sc.
Agent de développement recherche et innovation | Mauricie et Centre-du-Québec
Centre québécois de recherche et de développement de l’aluminium
RÉFÉRENCES
De Marcellis-Warin, N., Marty, F., & Warin, T. (2025). Réglementer l’intelligence artificielle sur la base des risques : perspectives économiques et éthiques. Revue économique, 76(1), 87-114.
Lyons, J. B., Sycara, K., Lewis, M., & Capiola, A. (2021). Human–Autonomy Teaming: Definitions, Debates, and Directions. Frontiers in Psychology, 12, Article 589585. https://doi.org/10.3389/fpsyg.2021.589585
Rauffet, P. (2025). L’humain dans l’industrie 5.0 : repenser la coopération humain-système. Conférence Connecter l’humain et la technologie : l’industrie 5.0, ENSIBS, Université Bretagne Sud.
Rherib, N., & Dehbi, S. (2025). L’IA au service de l’innovation industrielle : pour une production efficace et une gestion prédictive des coûts. African Journal of Management Engineering and Technology, 3(1), 11-21.
Rouas, N., & Al Meriouh, Y. (2025). Le management des risques issus de l’adoption de l’industrie 4.0 : revue de littérature systématique. International Journal of Accounting, Finance, Auditing, Management and Economics, 6(6), 58–78.
Viaron, K., Julien, N., & Hamzaoui, M. A. (2025). Stratégie de maintenance industrielle d’une ligne de production intégrant un jumeau numérique. CIGI-QUALITA-MOSIM Conference, Troyes, France.
