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par Céline Normadin

 La PME de Baie-Comeau a misé sur ses connaissances pour se développer dans un créneau d’avenir, le recyclage de l’aluminium vert.

Depuis deux ans, Lefebvre Industri-AL collectionne les prix et distinctions. L’entreprise a remporté le Mercure manufacturiers innovants du Québec en 2022, plusieurs prix sur la Côte-Nord se sont fait remarquer par Hydro-Québec et sa directrice générale a été nommée par les meilleures femmes d’affaires de la province.

Pour la PME qui fêtera l’an prochain ses 25 ans, l’avenir s’annonçait tout autrement le 13 mars 2020 alors que le gouvernement québécois annonçait la fermeture des alumineries au moment même où elle s’apprêtait à faire la première coulée officielle de son nouveau procédé révolutionnaire d’aluminium vert. Heureusement, l’ordre d’arrêt a été levé, mais les quelques mois prévus pour roder son usine se sont allongés, ce qui a failli mettre au pas l’entreprise. C’est la persévérance que la famille Lefebvre a développée depuis sa fondation qui lui a permis de passer au travers, au point qu’elle doit maintenant faire patienter de futurs clients.

Recycler dès les années 80

« Rien n’est arrivé par hasard », rappelle Marc Lefebvre, fondateur avec sa femme Thérèse Lefebvre de Lefebvre Industri-AL. Si l’entreprise a pu développer un procédé révolutionnaire qui permet de recycler entièrement et de manière tout à fait écologique les rebus d’aluminium, c’est parce qu’elle a développé une expertise unique dans le domaine.

Déjà dans les années 80, Marc Lefebvre s’intéresse au recyclage d’aluminium, au point de fonder une entreprise dans le domaine en 1984, Recyclage d’aluminium Québec. Le client de l’époque était la Société de métaux Reynolds, qui deviendra Alcoa. En tant que joueur d’une industrie primaire, l’entreprise laissait à d’autres le soin de traiter ses résidus. Le procédé était le même alors que celui inventé en 1903, raconte M. Lefebvre, avec beaucoup d’aluminium perdu dans le processus. Les affaires vont si bien que la PME devient dans les années 90 et 2000 le plus gros recycleur d’écume d’aluminium au Canada, avant d’être vendue à la fin des années 1990.

Marc démarre ensuite une autre entreprise, qui deviendra Lefebvre Industri-AL, pour gérer la manutention d’alliages pour la Société de métaux Reynold. Il construit une usine située à quelques kilomètres pour mieux servir l’entreprise. Tout va bien jusqu’à la crise économique de 2008. Devant la chute des prix, les alumineries réduisent leurs dépenses au maximum et la production d’aluminium fait d’alliage périclite, mettant en péril les activités de la PME.

Répondre à un besoin et à une nécessité

L’idée de recycler entièrement l’aluminium, cette fois en totalité et de manière tout à fait écologique, revient à la surface. Elle est encouragée par Joanne Lefebvre qui avait joint l’entreprise en 2005. « L’environnement est la voie de l’avenir, tout comme les projets de valorisation », dit Joanne. La famille croit avoir un filon en pouvant mettre fin à l’enfouissement de matières toxiques qui coûte une fortune en transport. « Il fallait se demander ce qu’il fallait faire pour se rendre indispensable », ajoute la directrice. Ils approchent Alcoa, avec une question : comment pourrions-nous vous aider? « On ne voulait pas vendre un service, on voulait rendre service », se souvient Marc Lefebvre.

À partir de ce moment, la famille Lefebvre décide de relever le défi et persuade Alcoa, après beaucoup de discussions. Des rencontres sont menées au Centre d’excellence mondial des alumineries à Deschambault, en plus d’essais à CanmetMATÉRIAUX à Hamilton en Alberta, le plus grand centre de recherche au Canada spécialisé dans la fabrication, le traitement et l’évaluation de métaux et de matériaux. Les voyages seront faits en camion pour réduire le coût de l’opération. L’expérience acquise par Marc Lefebvre est le matériau de base à ces essais, car il est convaincu que ce recyclage est possible.

En partant de la recherche appliquée et par élimination de problèmes, le procédé est élaboré, en s’inspirant de certaines recherches faites à l’institut de recherche en électricité du Québec (IREQ). Après plusieurs années de développement et plus de 15 millions de dollars d’investissement, le procédé RAME (Recyclage d’Aluminium en mode écoresponsable) est finalisé et proposé à Alcoa qui acceptera en mai 2019 de l’utiliser en s’associant avec la PME, raconte Joanne, devenue en 2018 directrice générale de Lefebvre Industri-AL.

Naissance d’un aluminium recyclé vert

Le processus RAME est une première mondiale. Il s’agit du premier processus de recyclage vert de l’aluminium sans production de GES, grâce à l’hydroélectricité, sans enfouissement des matières résiduelles dangereuses et sans utilisation de produits toxiques.

Le développement a été long, mais le résultat parle de lui-même, indique Marc Lefebvre. « On l’a fait de manière intelligente et sérieuse, en se basant sur nos connaissances et en vérifiant point par point » et en comptant que sur les moyens limités de la PME qui ne comptait que cinq employés en 2017.

Le résultat est un aluminium entièrement pur, réutilisable à 100 %, comparativement à 55 % avec les anciens procédés. Même les alliages sont récupérés. « C’est l’exemple même de l’économie circulaire, on vient boucler la boucle », résume Joanne Lefebvre.

Avec l’entente signée avec Alcoa, la PME met en branle l’agrandissement de l’usine qui sera livrée pour 2020. Les mois qui ont suivi ont été un long processus d’essais-erreurs. Bien que les éléments du procédé aient fait leurs preuves respectivement, ils n’avaient pas encore été éprouvés de bout en bout. « Les premiers six mois, on ne voulait pas trop en parler. Beaucoup disaient que ça ne marcherait pas. La mise en marche a été assez longue et rock and roll. Après quatre ans, on l’a prouvé. On n’a pas enfoui une tonne depuis ce temps », indique la dirigeante.

Le coup d’envoi officiel de RAME s’est produit à la Foire de l’Aluminium à Düsseldorf en 2021, avec la délégation québécoise envoyée sur place. « On n’avait même pas de kiosque, on avait seulement un dépliant, mais la réaction a été instantanée. Cela répondait à une demande du secteur », se souvient Marc Lefebvre. « On recevait des appels de partout dans le monde. À un moment, on a dû arrêter de prendre les appels », ajoute Joanne. Son frère Éric, spécialisé en développement des affaires, joint alors les rangs de la PME pour faciliter les relations commerciales.

Un accueil mondial

L’accueil fait à RAME a été très enthousiaste, surtout en Europe où les normes environnementales sont très sévères. La Norvège et la France se sont montrées intéressées, au point où une annonce devrait être faite dans les prochains mois. De l’intérêt a également été démontré de la part des Émirats arabes et du Koweït, où il faut toutefois régler la question des GES.

Aujourd’hui, Lefebvre Industri-AL traite 5 000 tonnes d’écume et autres résidus de l’aluminerie de Baie-Comeau, qui produit elle-même au total 280 000 tonnes d’aluminium. La PME traite aussi certains résidus de l’aluminerie Alouette et elle est en discussion pour construire une nouvelle usine au Centre-du-Québec.

La vision de l’avenir de Lefebvre Industri-AL est mondiale. Elle souhaite se déployer par la vente de licences afin de répondre à la fois aux besoins de l’industrie et le faire dans les limites d’une entreprise familiale. « On veut que l’industrie puisse en profiter. On priorise le Québec, mais il faut que les gens soient prêts à changer », souligne Joanne Lefebvre.

Bien que la technologie RAME soit protégée par brevet, la famille est dans une course pour devancer la concurrence, d’où une certaine urgence d’agir. Il n’est toutefois pas évident de changer les mentalités dans un secteur qui continue de fabriquer selon des méthodes centenaires. La famille a toutefois le sentiment de disposer d’une longueur d’avance. Les connaissances qu’ils ont utilisées pour développer le procédé RAME sont presque uniques en leur genre au monde. Peu de gens y ont accès et encore moins les comprennent. « Des ingénieurs sont venus passer 48 heures pour être sûrs qu’on ne trichait pas. Ils n’en revenaient pas. Pour eux, c’était de la magie », illustre Marc Lefebvre.

En attendant que les projets débouchent, d’autres sont en développement, comme l’amélioration des fours et des projets d’innovation à l’usine de Baie-Comeau, où le Centre québécois de recherche et de développement de l’aluminium (CQRDA) est impliqué. L’équipe de la PME a grossi depuis 2020 et compte maintenant 40 employés. « On est toujours à la recherche de performance », explique Marc Lefebvre pour qui la retraite peut encore attendre.

Une chose est certaine, dit la famille, Lefebvre Industri-AL veut demeurer à Baie-Comeau et aider le Québec à prendre le virage vert.

L’entreprise familiale Lefebvre Industri-AL, à Baie-Comeau.