par carol néron
« Je n’ai jamais rien vu de pareil de toute ma carrière! » Jean Simard, PDG de l’AAC
Le président-directeur général de l’Association de l’aluminium du Canada (AAC), Jean Simard, ne cache pas son très grand étonnement devant la série de problématiques majeures et sans précédent que vit, depuis le début de 2022, l’industrie dans laquelle il œuvre, soit l’aluminium.
À la pandémie de la COVID-19, décrétée en 2021 par l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, à la menace qui pèse sur l’économie chinoise aux prises avec une implosion démographique et sa politique « Zéro-COVID », à la crise des semi-conducteurs et à la rupture de la chaîne d’approvisionnement, dont elle est responsable et, enfin, en ce qui nous concerne au Québec, la pénurie de main-d’œuvre, s’ajoute l’énorme bousculade en train de bouleverser le fragile équilibre géopolitique mondial.
Les incursions de la Marine de guerre chinoise dans les eaux territoriales de Taïwan et les tirs de missiles de la Corée du Nord au-dessus des espaces aériens de la Corée du Sud et de ceux du Japon forcent l’Occident à retenir son souffle! Ce déluge de faits troublants sur la scène géopolitique internationale n’est pas sans rappeler les pires moments de la Guerre froide qui a pris fin en 1991 avec l’effondrement de l’Union soviétique et qui a connu son apogée, en 1962, avec la Crise des missiles de Cuba.
« Un marché instable, plein d’inconnus »
Le magazine AL13 a demandé à Jean Simard ce qu’il pensait de l’année 2022. Il lui a aussi demandé de regarder dans sa boule de cristal afin de savoir ce que pourrait réserver 2023 à l’industrie mondiale de l’aluminium, un secteur de l’économie où le Québec joue depuis près d’un siècle un rôle stratégique et commercial de premier plan.
« L’année 2022 aura été une longue traversée périlleuse sur un terrain très instable. L’exercice s’est fait sans trop savoir où et quand nous allions aboutir devant un marché volatile, plein d’inconnus. Les chocs se sont succédé en cascade pendant une très courte période et ils continuent de se manifester de manière récurrente. Nous avons été habitués à ce que les problèmes se présentent de façon progressive, jamais en bloc comme c’est le cas depuis le début de 2022. Nous avons toujours eu du temps à notre disposition, deux ans, voire deux ans et demi, pour trouver des solutions et les appliquer. Mais là, tout est arrivé sur une période d’à peine 12 mois : une pandémie en fin de course mais toujours omniprésente, associée à une rupture des chaînes d’approvisionnement à travers le monde, qui a fragilisé la logistique des marchés et qui a créé de l’inflation, une crise des semi-conducteurs ayant donné lieu à des dommages collatéraux majeurs dans le marché de la consommation avec le résultat que les secteurs de l’automobile et de l’électroménager, grands utilisateurs d’aluminium, n’ont pas été épargnés. L’invasion de l’Ukraine par la Russie est venue alourdir un climat économique et politique déjà passablement complexe. Je n’ai jamais rien vu de pareil de toute ma carrière! Sur le plan historique, c’est d’ailleurs la première fois qu’une telle situation survient, et rien ne laisse prévoir un renversement de tendance en 2023 : l’incertitude continuera d’affecter le marché mondial. Certes, le prix à la tonne pourrait connaître une légère remontée, mais ce ne sera pas la révolution espérée. La série de crises que nous sommes en train de traverser change la donne au sein de l’industrie et, enfin, la récession économique anticipée vient plomber la reprise », constate Jean Simard.
La position du Canada
L’Europe connaît déjà une hausse brutale du prix de l’énergie, ce qui affecte durement son industrie de l’aluminium. Au mois de septembre dernier, des producteurs européens ont commencé à annoncer des fermetures de fonderies. Cette décision s’est ajoutée au million de tonnes de ce métal déjà retiré du marché. Un effet domino est à craindre, selon les analystes. Ils estiment que cette autre crise annoncée aura des répercussions sur l’ensemble de la production mondiale.
Tandis qu’une tempête parfaite, qui a plutôt l’air d’un ouragan, s’abat sur l’aluminium, où se situe l’industrie canadienne?
« Malgré l’incertitude actuelle, l’économie mondiale est en croissance, et ce, même si la tendance est plus faible que prévu », observe d’abord Jean Simard. « On commence à sentir un frein; cependant, l’aluminium canadien, grâce à son accès à une énergie à prix compétitif, parvient à tirer son épingle du jeu, car il évolue dans deux marchés : les États-Unis et l’Europe, quoique, dans ce dernier cas, la crise énergétique annoncée pour cet hiver risque de plonger l’économie de cette partie du monde en récession. Les alumineries québécoises produisent déjà à plein rendement, cela limite leur capacité d’exporter vers le marché européen. Pour ce qui est des Américains, ils ne peuvent se passer de notre métal. »
Annuellement, 3,2 millions de tonnes d’aluminium primaire sortent des fonderies canadiennes. Le Québec en est le principal producteur dans une proportion de 90 %. Le marché nord-américain représente le plus important de l’industrie. À titre d’exemple, les fonderies québécoises y exportent 80 % de leur production et, au moment où ces lignes sont écrites (début novembre 2022), la demande ne donne aucun signe d’essoufflement; celle-ci pourrait même augmenter de façon significative avec le plan national anti-inflation mis en place au début de l’année par le président Joe Biden (Inflation Reduction Act) et qui n’est pas sans rappeler celui de Franklin Delano Roosevelt, lancé au début des années 30 (New Deal), afin de sortir les États-Unis de la Grande Crise de 1929.
Pendant la première moitié de 2022, Rio Tinto a affiché un profit de 1,5 milliard de dollars US dans sa branche aluminium. Les deux derniers trimestres de 2022 ont permis à Alcoa de réaliser un profit net de 1 milliard de dollars US.
L’aluminium, métal stratégique et innovant
Avec le plomb, le nickel, l’étain et le zinc, l’aluminium a toujours fait partie de la liste des métaux stratégiques. Sa polyvalence, notamment sa légèreté et sa capacité à être recyclé à l’infini, en font un matériau très recherché par tous les complexes militaro-industriels de la planète. La proximité des fonderies canadiennes avec les États-Unis, associée au solide lien de confiance unissant les deux pays malgré certaines divergences commerciales, constituent des avantages exceptionnels dans le contexte mondial actuel.
Selon Jean Simard, l’industrie canadienne de l’aluminium doit poursuivre dans la voie de l’innovation. Le pire qui pourrait arriver serait qu’elle se contente de se reposer sur ses lauriers. À l’évocation de ce danger, Jean Simard réplique : « Je peux vous assurer que ce ne sera pas le cas! Elysis est un procédé révolutionnaire, mais si nous voulons continuer d’être des leaders dans notre domaine, il nous faudra relever d’autres défis. Le vieillissement des usines est de ce nombre. Les nôtres ont environ 35 ans; celles des États-Unis, entre 50 et 55 ans. Au Moyen-Orient, elles ont autour de 20 ans. Ce sont les Chinois qui possèdent le parc le plus moderne avec des technologies exceptionnelles, c’est aussi le plus gros centre de production mondial. Quand nous nous comparons, nous pouvons nous dire que nous avons des usines performantes et un écosystème tout aussi performant… sauf qu’il faut penser, dès à présent, aux prochaines 25 à 50 années qui aboutiront dans une économie « décarbonée ». Il ne faut pas oublier que la concurrence est en train de mettre en place une stratégie allant dans ce sens. Notre avantage hydroélectrique fait que nous avons une empreinte carbone la plus faible au monde. Cet atout va disparaître au fil du temps. Ailleurs, on travaille afin de réduire à zéro l’empreinte carbone d’ici 2050 ».
Cible en mouvement
L’année 2022 a tiré sa révérence. Dans l’immédiat, que réserve 2023? Le PDG de l’Association canadienne de l’aluminium estime qu’il faut commencer par mettre en place des moyens sans précédent pour résoudre des problèmes sans précédent. « Nous sommes entrés dans une période de transition du commerce mondial, fondée de plus en plus sur des valeurs partagées et la « décarbonation ». Heureusement, nous sommes du bon côté de l’équation. La prochaine modernisation de nos usines devra nous mener vers le milieu du siècle. Comment passer avec succès au travers de cette étape cruciale, avec les outils présentement à notre disposition? Le paradoxe réside dans le fait que nous ne pouvons entreprendre cette opération en investissant dans des technologies qui seront désuètes à court terme, car elles ne livreront pas l’empreinte « décarbonée » souhaitée. Notre cible est constamment en mouvement, ce n’est pas évident de prendre des décisions dans un tel contexte. C’est certain que nous devons poser des gestes… Dans l’immédiat, cela veut dire que les investissements doivent se faire à l’heure du 4.0 et en tenant compte du fait qu’il y a de moins en moins de main-d’œuvre. Heureusement, l’intelligence artificielle pointe à l’horizon. »